Approche classique

Une solution sous-saturée ou sursaturée d'un composé \[A\] et d'un solvant est considérée comme une solution idéale des constituants suivants : "monomères" \[{A}_{1}\], agrégats \[{A}_{2}\] , ..., \[{A}_{i}\] , ..., \[{A}_{M}\] (\[M\] degré maximum d'association) et solvant (indexé 0). Ce type d'hypothèses est celui des solutions associées.

Condition d'équilibre

À l'équilibre global sont réalisés tous les équilibres partiels :

\[{\mathrm{iA}}_{1}={A}_{i}\]

pour \[i=2,...M\]

En appliquant à chacun la loi d'action de masse, on obtient :

\[\frac{{x}_{i}}{{x}_{1}^{i}}\mathrm{=}{K}_{i}\]

avec\[{K}_{i}={e}^{-\frac{{\Delta }_{R}{G}_{i}^{0}}{{k}_{B}T}}\]

\[{x}_{i}\] est la fraction molaire en agrégats composés de \[i\] monomères et \[{k}_{B}\] est la constante de Boltzman. L'approche classique décompose l'enthalpie libre standard \[{\Delta }_{R}{G}_{i}^{0}\]en une contribution volumique (proportionnelle à \[i\]) et une contribution interfaciale proportionnelle à la surface externe de l'agrégat laquelle est en général de la forme \[{s}_{1}{i}^{\frac{2}{3}}\] :

\[{\Delta }_{R}{G}_{i}^{0}=\mathrm{ai}+b{s}_{1}{i}^{2/3}\]

Un calcul élémentaire montre, par exemple, que, dans l'hypothèse d'agrégats sphériques,\[{s}_{1}={\left(36\pi {v}_{m}^{2}\right)}^{\frac{1}{3}}\] et que pour d'éventuels agrégats cubiques : \[{s}_{1}={\left({216v}_{m}^{2}\right)}^{\frac{1}{3}}\]\[{v}_{m}\] est le volume occupé par un monomère (\[A\]) dans l'agrégat. \[{v}_{m}\] caractérise un cristal nanoscopique.

Cette valeur est estimée égale à celle d'un cristal macroscopique :

\[{v}_{m}=\frac{M}{\rho {N}_{a}}\]

\[M\] est la masse molaire, \[\rho \] la masse volumique et \[{N}_{a}\] le nombre d'Avogadro.

Complément

Dans la formule précédente donnant l'enthalpie libre[1], nous écrivons que la surface externe d'un agrégat comportant \[i\] monomères est de la forme : \[{s}_{1}.{i}^{2/3}\], le facteur \[{s}_{1}\] dépendant de la forme géométrique de l'agrégat.

Nous allons le justifier ici et calculer \[{s}_{1}\] pour les formes les plus couramment retenues pour les agrégats.

  • la sphère :

L'agrégat est alors une sphère de rayon \[R\]. Son volume est \[{V}_{a}=\frac{4}{3}\pi {R}^{3}\] et sa surface externe :

\[{S}_{e}=4\pi {R}^{2}\]

L'agrégat étant constitué de \[i\] monomères, on peut aussi exprimer son volume sous la forme : \[{V}_{a}={\mathrm{i.v}}_{m}\]\[{v}_{m}\] est le volume occupé par un monomère (en supposant un agencement compact de monomères).

Des deux expressions de \[{V}_{a}\], nous pouvons tirer la relation suivante entre \[R\] et \[i\] :

\[R={\left(\frac{3{\mathrm{iv}}_{m}}{4\pi }\right)}^{\frac{1}{3}}\]

Il suffit maintenant de reporter \[R\] dans l'expression précédente de \(S_e\) pour obtenir :

\[{S}_{e}=4\pi {\left(\frac{3{\mathrm{iv}}_{m}}{4\pi }\right)}^{\frac{2}{3}}=4\pi {\left(\frac{{3v}_{m}}{4\pi }\right)}^{\frac{2}{3}}{i}^{\frac{2}{3}}={\left(\mathrm{36}\pi {v}_{{m}^{2}}\right)}^{\frac{1}{3}}{i}^{\frac{2}{3}}\]

Ce qui donne bien pour \[{s}_{1}\] l'expression annoncée dans le corps du texte, soit :

\[{s}_{1}={\left(\mathrm{36}\pi {v}_{m}^{2}\right)}^{\frac{1}{3}}\]
  • le cube :

Le principe du calcul est le même que précédemment. En voici les étapes pour un cube d'arête \[a\] :

\[{V}_{a}={a}^{3}=i.{v}_{m}\]

\[{S}_{e}=6{a}^{2}\] (6 faces)

\[a={\left({\mathrm{iv}}_{m}\right)}^{\frac{1}{3}}\]

\[{S}_{e}=6{\left({\mathrm{iv}}_{m}\right)}^{\frac{2}{3}}={\left(\mathrm{216}{v}_{m}^{2}\right)}^{\frac{1}{3}}{i}^{\frac{2}{3}}\]

Soit

\[{s}_{1}={\left(\mathrm{216}{v}_{{m}^{2}}\right)}^{\frac{1}{3}}\]

Si l'on suppose l'expression donnant l'enthalpie libre[2] valable sur toute la gamme de valeur de \[i\left(i>2\right)\], on peut donner un sens macroscopique aux coefficients \[a\] et \[b\] (d'autant plus valable que \[i\] est grand)

  • \[a=\left({g}_{{A}_{S}}^{\mathrm{*}}-{g}_{{A}_{l}}^{\mathrm{*}}\right)=\mathrm{kT}\mathrm{ln}\left({x}_{s}\right)\]\[{g}_{{A}_{S}}^{\mathrm{*}}\] et \[{g}_{{A}_{l}}^{\mathrm{*}}\] sont les enthalpies libres moléculaires de la phase solide et de la phase liquide respectivement et \[{x}_{s}\] est la fraction molaire de \[A\] à saturation[3] (ou solubilité[4] exprimée en fraction molaire) ;

  • \[b\] est la tension de surface[5] \[{\sigma }_{\mathrm{SL}}\] de l'interface solide-liquide.

Des expressions vues jusqu'ici (\[\frac{{x}_{i}}{{x}_{1}^{i}}\mathrm{=}{K}_{i}\] ,\[{K}_{i}={e}^{-\frac{{\Delta }_{R}{G}_{i}^{0}}{{k}_{B}T}}\] et \[{\Delta }_{R}{G}_{i}^{0}=\mathrm{ai}+b{s}_{1}{i}^{2/3}\]), on déduit que :

\[{x}_{i}={e}^{-\frac{{\Delta G}_{i}}{kT}}\]

\[\Delta {G}_{i}=\mathrm{kT}\left(–i\mathrm{ln}\left(S\right)+\Theta {i}^{2/3}\right)\]

avec : \[S\mathrm{=}\frac{{x}_{1}}{{x}_{s}}\], le rapport de sursaturation[7] et :

\[\Theta =\frac{{\sigma }_{\mathrm{SL}}{s}_{1}}{\mathrm{kT}}\]

Ces notations sont largement utilisées dans la littérature.

Remarque

Cette équation est identique à l'équation (vue dans la section Transformation liquide solide[8] de la partie sur l'Équilibre liquide-solide) qui est exprimée en fonction de la taille de la particule \(d_p\) :

\[\Delta G={\sigma }_{\mathrm{SL}}\Pi {d}_{p}^{2}+\frac{\Pi }{6}\frac{{d}_{p}^{3}}{{v}_{A}^{S}}\left({\mu }_{A}^{S}-{\mu }_{A}^{L}\right)={\sigma }_{\mathrm{SL}}\Pi {d}_{p}^{2}-\frac{\Pi }{6}\frac{{d}_{p}^{3}}{{v}_{A}^{S}}\Delta {\mu }_{A}\]

L'illustration suivante représente la variation de \[\Delta {G}_{i}\] en fonction de \[i\] dans le cas d'une solution sursaturée. Elle présente un maximum pour \[i={i}^{\mathrm{*}}\] qui correspond à la taille du germe critique.

Variation de ΔGi en fonction de i dans le cas d'une solution sursaturée
Variation de ΔGi en fonction de i dans le cas d'une solution sursaturéeInformations[9]

Le modèle historique de Volmer et ses limites

Le modèle de Volmer et Weber (1926)[10] se contente de raisonner à partir de la courbe de l'illustration précédente[11] pour décrire le processus cinétique de nucléation de la manière suivante :

  • \[\Delta {G}_{i}\] représente la variation d'enthalpie libre de formation d'un cluster à partir de ses \[i\] éléments ;

  • le second principe de la thermodynamique postule qu'un système isotherme isobare ne peut évoluer spontanément qu'à enthalpie libre décroissante ;

  • on en déduit donc que cette évolution n'est pas possible tant que \[i\] reste inférieur à la taille du germe critique (germes sous-critiques correspondant à \[i<{i}^{\mathrm{*}}\]) ;

  • en revanche les germes sur-critiques (\[i>{i}^{\mathrm{*}}\]) croissent spontanément ;

  • la manière dont le germe dépasse la taille critique n'est pas clairement élucidée. On considère le maximum \[\Delta {G}_{i}^{\mathrm{*}}\] de la courbe \[\Delta {G}_{i}\] comme une énergie d'activation.

La théorie classique de la nucléation utilise en fait l'expression vue précédemment de \[\Delta {G}_{i}\] [12]comme un simple intermédiaire de calcul et offre une toute autre vision.

On sait en effet que :

  • le processus de nucléation se produit par incorporation successive de monomères dans des clusters (voir l'illustration du rôle des clusters dans la théorie classique de nucléation[13]) ;

  • la solution en cours de nucléation contient non seulement les monomères et le cluster de taille \[i\], mais également tous les clusters de taille intermédiaire.

    En conséquence, l'illustration[14] représentant \[\Delta {G}_{i}\] ne peut à elle seule représenter toute la thermodynamique de la nucléation, car elle se réfère à un système qui n'est pas celui observé.

    Par ailleurs, elle n'a qu'une représentativité cinétique très limitée notamment en ce qui concerne la distinction entre les germes sous-critiques et sur-critiques. Celle-ci n'est en effet pas acceptable dans une modélisation réaliste où tous les germes croissent dans un flux concerté allant de \[i=1\] jusqu'aux tailles macroscopiques ainsi que le représente l'illustration du rôle des clusters dans la théorie classique de nucléation[15]

  • de même \[\Delta {G}_{i}^{\mathrm{*}}\] ne peut être considéré a priori comme une énergie d'activation de la nucléation car la courbe \[\Delta {G}_{i}\] n'est pas représentative du schéma réactif du processus. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.

Distribution en taille des agrégats à l'équilibre

Nous reprenons maintenant le développement complet de l'étude thermodynamique de la solution sursaturée en cours de nucléation.

Il faut d'abord remarquer que les équations \[{\Delta }_{R}{G}_{i}^{0}=\mathrm{ai}+b{s}_{1}{i}^{2/3}\] et \[\Delta {G}_{i}=\mathrm{kT}\left(–i\mathrm{ln}\left(S\right)+\Theta {i}^{2/3}\right)\] ne sont pas acceptables pour \[i=1\] car, alors, \[{x}_{i}={e}^{-\frac{{\Delta G}_{i}}{kT}}\] ne permettrait pas de retrouver alors la valeur de \[{x}_{1}\]. Les modifications préconisées qui permettent de retrouver la cohérence sont les suivantes ( Kashchiev, 2000[16]) :

\[\frac{{x}_{i}}{{x}_{1}}={e}^{\frac{-\Delta {G}_{i}}{\mathrm{kT}}}\]

avec

\[\Delta {G}_{i}=\mathrm{kT}\left[-\left(i-1\right)\mathrm{ln}S+\Theta \left({i}^{2/3}-1\right)\right]\]

En termes de concentrations, on obtient l'équation suivante qui donne la distribution d'équilibre des agrégats dans la solution sursaturée :

\[{C}_{i}={C}^{\mathrm{eq}}{\mathrm{e}}^{\left(i\mathrm{ln}S-\Theta \left({i}^{\frac{2}{3}}-1\right)\right)}\]

\[{C}^{\mathrm{eq}}\] est la concentration à saturation (solubilité).

On peut mener une discussion à partir de cette dernière relation.

  • en milieu sous-saturé, c'est-à-dire, pour des valeurs de rapport de sursaturation \[S\] inférieures à 1, \[{C}_{i}\] est uniformément décroissant vers zéro (voir l'illustration ci-dessous[17]) ;

  • en milieu sursaturé, donc pour un rapport de sursaturation \[S\] supérieur à 1, \[{C}_{i}\] présente un minimum \[{C}_{{i}^{\mathrm{*}}}\](égal à \[{C}_{s}{e}^{\mathrm{-}\frac{4{\Theta }^{3}}{{\mathrm{27ln}}^{2}\left(S\right)}}\]) pour :

\[{i}^{\mathrm{*}}={\left(\frac{2\Theta }{\mathrm{3 ln}S}\right)}^{\mathrm{3}}\]

\[{i}^{\mathrm{*}}\] est la taille critique ou taille du germe critique (voir l'illustration ci-dessous[18]), déjà rencontré sur la Figure donnant la variation de \[\Delta {G}_{i}\] [19]. La relation précédente est l'une des expressions possibles de la loi de Kelvin que l'on rencontre aussi sous la forme :

\[S={\mathrm{e}}^{\left(\frac{2\Theta }{3{{i}^{\mathrm{*}}}^{\frac{1}{3}}}\right)}\]
Distribution de taille des agrégats en solution sous-saturée ou en solution sursaturée
Distribution de taille des agrégats en solution sous-saturée ou en solution sursaturéeInformations[20]

Remarque

\[{i}^{\mathrm{*}}\] correspond conjointement à un minimum de \[{C}_{i}\] et à un maximum \[\Delta {G}_{i}^{\mathrm{*}}\]de \[\Delta {G}_{i}\], car en fait :

\[\frac{{C}_{i}^{e}}{{C}_{1}}={e}^{\mathrm{-}\frac{\Delta {G}_{i}}{\mathrm{kT}}}\]

d'où

\[\frac{{C}_{{i}^{\mathrm{*}}}}{{C}_{1}}={e}^{\frac{-\Delta {G}_{i}^{\mathrm{*}}}{\mathrm{kT}}}\]

La région telle que \[\Delta {G}_{i}^{\mathrm{*}}-\Delta {G}_{i}<\mathrm{kT}\] a une largeur \[\delta \] qui peut s'exprimer sous plusieurs formes :

\[\delta ={\left({-\frac{1}{2\mathrm{kT}}\frac{{\partial }^{2}\Delta {G}_{i}}{\partial {i}^{2}}\mid }_{{i}^{\mathrm{*}}}\right)}^{\mathrm{-}\frac{1}{2}}=3{{i}^{\mathrm{*}}}^{\frac{2}{3}}{\Theta }^{-\frac{1}{2}}=\frac{4}{9}\frac{{\Theta }^{\frac{3}{2}}}{{\mathrm{ln}}^{2}S}=\frac{1}{\sqrt{\pi }Z}\]

\[Z\][21] ainsi défini est nommé facteur de Zeldovich[21].

Par ailleurs, dans le voisinage du germe critique :

\[\Delta {G}_{i}-\Delta {G}_{{i}_{\mathrm{*}}}=-\frac{\mathrm{kT}}{{\delta }^{2}}{\left(i-{i}^{\mathrm{*}}\right)}^{2}\]
\[{C}_{i}={C}_{{i}^{\mathrm{*}}}{\mathrm{e}}^{\frac{{\left(i-{i}^{\mathrm{*}}\right)}^{2}}{{\delta }^{2}}}\]

Complément

Une application numérique est proposée dans le cadre d'un exercice[22].

Évolution de l'enthalpie libre d'un système fermé au cours du processus de nucléation

Dans la plupart des modèles cinétiques, la nucléation est envisagée à partir d'un état initial complètement dissocié qui est la solution de monomères et du solvant. La nucléation consiste en fait en l'association progressive des monomères puis des agrégats ainsi formés. En utilisant le modèle des solutions associées, il est facile de calculer, à chaque étape de l'association, l'enthalpie libre de la solution en fonction de la taille (\[M\]) des plus gros clusters ( Cournil et Gohar, 1989[23]). Si l'équilibre était réalisé à toutes les étapes, on obtiendrait, pour un système fermé, les courbes \[G\left(M\right)\] représentées sur la figure ci-dessous t pour différentes sursaturations initiales ; on peut voir que toutes ces courbes sont décroissantes et qu'elles comportent un palier d'autant plus long que la sursaturation est plus faible.

Évolution de l'enthalpie libre de la solution au cours du phénomène d'association
Évolution de l'enthalpie libre de la solution au cours du phénomène d'associationInformations[24]

Transition vers l'étude cinétique

Avant de passer à l'étude cinétique proprement dite de la nucléation homogène, on peut en proposer une première approche qualitative fondée sur des considérations purement thermodynamiques en s'aidant des figures de distributions de tailles pour des solutions sous-saturée ou sur-saturée[25],et l'évolution de l'enthalpie libre de la solution[26].

  • le phénomène d'association, donc de nucléation[27] se fait à \[G\] décroissant, c'est dire qu'il est parfaitement spontané au sens thermodynamique du terme et ne nécessite aucune "activation" quelconque, comme cela est évoqué couramment ;

  • la "force motrice" d'association, que l'on peut assimiler à la pente de la courbe \[G\left(M\right)\], peut être très faible ; en fait, au cours de l'association, elle décroît tant que \[M\] n'a pas atteint la taille critique \[{i}^{\mathrm{*}}\] ; le profil de la distribution d'agrégats est alors celui d'une solution sous-saturée[28] et le nouvel agrégat formé (\[M+1\]) est systématiquement moins concentré que l'agrégat \[M\] du système précédent ; donc, il est clair que le phénomène de nucléation se ralentit peu à peu.

    Macroscopiquement, cela peut se traduire par un blocage cinétique du système, si le système ne peut pas franchir ce goulot d'étranglement ; on qualifie souvent cette situation de "métastable". La force motrice et la concentration de l'agrégat maximal ne recommencent à augmenter que lorsque \[M\] a dépassé la taille critique ; la nucléation se passe alors de plus en plus vite.

Toutes ces conjectures seront confirmées par l'approche cinétique présentée ultérieurement.