Fondements thermodynamiques : la notion d'énergie libre de Gibbs

Soulignons tout d'abord que nous nous plaçons dans ce paragraphe, strictement dans le cadre de la thermodynamique réversible. Toutes les transformations que nous ferons subir aux systèmes cristallins sont réversibles, c'est-à-dire effectuées de façon infiniment lente.

Tous les systèmes physiques solides que nous allons considérer sont en équilibre avec leur environnement à une température absolue \(T\) et sous une pression \(P\).

Prenons comme exemple, une mole de forme cristalline 1[1] du paracétamol, qui occupe un volume molaire \(v_M\) dans ces conditions de température et de pression. Dans ce cas le potentiel thermodynamique du système cristallin, adapté à ces variables, est l'énergie libre de Gibbs ou enthalpie libre[2] \(G\left(T,P\right)\) qui est reliée à l'enthalpie \(H\) et l'entropie \(S\) du système par la relation :

\[G = H - TS\]

À température et pression constantes, on a

\[dG = dH - TdS\]

\(H\), l'enthalpie du système, représente l'énergie totale de celui-ci pour une température \(T\) et sous une pression donnée \(P\).

À pression constante, l'enthalpie d'un solide peut être exprimée par :

\[dH^{\rm (solide)} = c_p ^{\rm (solide)} \left( T \right) dT\]

et donc

\[H^{\rm (solide)} \left( T \right) =\int_{T=0} ^T c_p ^{\rm (solide)} \left( T \right) dT + H^{\rm (solide)}\left( T=0 \right)\]

\(c_p ^{\rm (solide)}\) est la capacité calorifique du solide à pression constante, qui est alors fonction uniquement de la température.

L'intégration est menée à partir du zéro absolu \(T=0~K\). La constante \(H^{\rm (solide)}\left( T=0 \right)\) représente dans notre cas, outre les contributions constantes dont il a été question, l'énergie réticulaire de la forme cristalline considérée (vide supra les énergies \(U_m\)). Deux formes cristallines 1 et 2 de la même molécule auront donc deux enthalpies différentes à \(0~K\) : \(H^{\left(\textrm{forme 1}\right)}\left(T=0\right)\) et \(H^{\left(\textrm{forme 2}\right)}\left(T=0\right)\).

\(S\), l'entropie du système, est un concept beaucoup plus difficile à définir. Il a formellement été introduit par Clausius en 1850. C'est une fonction d'état, donc indépendante du chemin suivi pour faire passer le système considéré d'un état initial \(\left(P_1,T_1\right)\) à un état final \(\left(P_2,T_2\right)\).

\[dS = \frac{\delta Q_{rev}}{T}\]

soit, en appliquant le premier principe et la définition de \(H=U+PV\), on obtient à \(P = \textrm{constante}\), \({\delta Q_{rev}} = dH\) :

\[dS^{\rm (solide)} = \frac{c_p ^{\rm (solide)} \left( T \right)}{T} dT\]

Complément

À partir du premier principe et la définition de \(H=U+PV\), on peut écrire :

\(dU = \delta w + \delta Q\) et \(dH = dU P dV + V dP\).

Soit :

\(dH = \delta w + \delta Q + V dP + P dV\)

\(dH = \cancel{-PdV} + \delta Q + V dP + \cancel{P dV}\)

et si \(P\) est constant, on obtient donc \(dH = \delta Q\).

Le solide étant considéré comme indilatable et incontractable : c'est un incompressible.

soit

\[S^{\rm (solide)} \left( T \right) =\int_{T=0} ^T \frac{c_p ^{\rm (solide)} \left( T \right)}{T} dT + S^{\rm (solide)}\left( T=0 \right)\]

Pour l'entropie, et suivant le théorème dit de Nernst, on prend \(S^{\rm (solide)}\left(T=0\right)=0\) pour les solides cristallins parfaits (sans défauts structuraux).

L'enthalpie libre \(G\), qui est la différence entre l'énergie totale et l'énergie irrémédiablement perdue, est donc de l'énergie dite libre, sous-entendu libre d'être transformée en une autre forme d'énergie (on trouve également dans la littérature le concept d'énergie utilisable).

L'énergie libre \(G\left(T\right)\), d'une forme cristalline sous une pression constante \(P\) et à une température \(T\) sera donnée par :

\[G^{\rm (solide)} \left( T \right) =H^{\rm (solide)}\left( T=0 \right) + \int_{T=0} ^T {c_p ^{\rm (solide)} \left( T \right)} dT - T\int_{T=0} ^T \frac{c_p ^{\rm (solide)} \left( T \right)}{T} dT \]

Influence de la pression

L'enthalpie \(H\) est définie par la relation :

\[H=U+PV\]

\(U\) est l'énergie interne du système, ici la mole de forme cristalline 1.

Dans le cas des systèmes cristallins que nous étudions, l'énergie interne \(U\) correspond surtout à l'énergie réticulaire, l'énergie de vibration des molécules autour de leur point d'équilibre à l'intérieur de la maille cristalline ainsi que l'énergie liées au différentes conformations que peut adopter la molécule dans sa maille cristalline et dans une moindre mesure les énergies de vibrations intramoléculaires, qui constituent la partie variable d'une forme cristalline à une autre, toutes les autres énergies contribuant à \(U\) (énergie atomique, énergie gravitationnelle) pouvant être considérées comme constantes d'une forme cristalline à une autre (voir remarque ci-dessus). Quant au terme \(PV\), il correspond à l'énergie qu'il faut dépenser pour créer une cavité de volume \(V_m\) dans le cristal dans un environnement caractérisé par une pression \(P\). Envisageons maintenant une variation infiniment faible \(dG\) de l'énergie libre du système à partir des expressions de \(G\) [4]et \(H\) [5], nous obtenons :

\[dG = dU +PdV_m +V_m dP - TdS -SdT\]

Or, le premier principe donne :

\[dU=\delta W + \delta Q\]

Toute variation de l'énergie interne \(dU\) du système, ne peut résulter que d'un échange réversible d'énergie avec son environnement sous forme de travaux d'origine diverses \(W_i\) ou de chaleur \(Q_{rev}\). En considérant que le système cristallin ne peut échanger que du travail mécanique avec l'extérieur, à travers une modification de son volume molaire, il vient :

\[dU =-PdV_m + \delta Q_{rev}\]

En combinant ces deux dernières relations, on obtient :

\[dG = \delta Q_{rev}+V_m dP - TdS - SdT\]

Il nous faut maintenant obtenir une expression de \(\delta Q_{rev}\), chaleur échangée au cours de la transformation réversible envisagée sous l'effet des variations \(dP\) et \(dT\). Pour cela, écrivons que dans ce système de variables, la variation infinitésimale de \(H\) est :

\[dH = {\left(\frac{\partial H}{\partial T}\right)}_P dT + {\left(\frac{\partial H}{\partial P}\right)}_T dP \]

En différenciant la relation de \(H\) [6]et en tenant compte de l'expression de \(dU\) [7], nous obtenons finalement pour \(\delta Q_{rev}\) :

\[\delta Q_{rev} = {\left(\frac{\partial H}{\partial T}\right)}_P dT + \left[ {\left(\frac{\partial H}{\partial P}\right)}_T -V_m \right] dP = c_p ^{\rm (solide)} dT + \chi _T dP \]

\(c_p ^{\rm (solide)}\) est la capacité calorifique du solide à pression constante, qui est alors fonction de la température, uniquement.

\(\chi_T\) est le coefficient de compression isotherme du système cristallin.

L'expression générale de \(dG\) devient alors :

\[dG = c_P dT + \left( \chi_T + V_m\right) dP - TdS -SdT\]

Il nous faut maintenant discuter du terme \(S\), i.e. l'entropie de système.

De la même manière, on a :

\[dS= \frac{\delta Q _{rev}}{T}\]

soit, en appliquant le premier principe et la définition de \[H=U+PV\] :

\[\delta Q_{rev} = dH -V_m dP\]

soit

\[dS= \frac{\delta Q _{rev}}{T} = \frac{c_P dT + \chi_T dP}{T}\]

Pour rendre un peu plus compréhensible cette notion, nous dirons que l'entropie d'un système (de la forme 1 du Paracétamol considéré dans notre cas) est reliée aux nombres de degrés de liberté \(\nu\) du système suivant lesquels l'énergie totale du système peut se distribuer (Boltzmann a montré que \(S=k_B \ln \left( \Omega \right)\)).

Son produit par la température absolue \(T\) du système, soit \(T.S\), représente cette part d'énergie du système irrémédiablement perdue pour être transformée en une autre forme d'énergie (mécanique, chimique, etc.).

En reprenant la même démarche que pour l'enthalpie, nous pouvons écrire :

\[dS = {\left(\frac{\partial S}{\partial T}\right)}_P dT + {\left(\frac{\partial S}{\partial P}\right)}_T dP \]

par identification, il vient :

\[\left( \frac{\partial S}{\partial T}\right)_P = \frac{c_P}{T}\]

et

\[\left( \frac{\partial S}{\partial P}\right)_T = \frac{\chi_T}{T}\]

En introduisant l'expression de \(dS\) [8]dans celle de \(dG\) [9], on obtient finalement l'équation différentielle générale décrivant les variations de l'énergie libre d'un système en fonction de \(T\) et \(P\) :

\[dG\left(T,P\right) = V_m\left(T,P\right)dP - S\left(T,P\right)dT\]

Par intégration, on obtient l'énergie libre du système, pour une température et une pression données :

\[G\left(T,P\right) = G\left(0,P^{\left(std\right)}\right) + \int_{P^{\left(std\right)}} ^P V_m \left(T,P\right) dP + \int _0 ^T S \left(T,P\right) dT\]

C'est dans ce cadre général qu'il faudrait systématiquement étudier la thermodynamique du polymorphisme. Pour introduire un certain nombre de concepts, nous allons cependant commettre l'approximation habituellement admise de façon dominante dans la littérature, à savoir que nous travaillons sous pression constante. Nous verrons combien cette hypothèse est réductrice et souvent non justifiée.

Fondamental

Le critère fondamental de stabilité thermodynamique pour une pression \(P\) et une température \(T\) données est tel que la forme cristalline, ayant l'enthalpie libre la plus faible, est la plus stable.

Sur la figure suivante, nous avons représenté le cas d'un nombre \(i\) de polymorphes. L'ordonnancement en terme de stabilité thermodynamique décroissante (c'est-à-dire du plus stable au moins stable) se fait suivant l'ordre :

\[G_i > G_{i-1} > ... >G_2 >G_1\]
Diagramme représentant l'ordonnancement des Gi de différentes formes cristallines et des barrières d'énergie les séparant | | Informations complémentaires...Informations
Diagramme représentant l'ordonnancement des Gi de différentes formes cristallines et des barrières d'énergie les séparantInformations[11]

Répétons que les minimums locaux sont séparés par des barrières d'énergie, dites d'activation, \(\Delta G_{i-1, i}^*\) qui règle la cinétique de transformation d'une forme \(i-1\) dans une forme \(i\) (cf. les relations type Arrhénius ou Eyring). Une forme cristalline \(i-1\), bien que thermodynamiquement moins stable que la forme \(i\), pourra -du fait d'une grande valeur de la barrière \(\Delta G_{i-1, i}^*\)- subsister sur une échelle de temps suffisamment longue pour être développée, à condition qu'aucune source extérieure d'énergie ne vienne à lui faire franchir la montagne (situation de métastabilité). Nous verrons dans les applications pourquoi on peut être amené à vouloir développer dans le domaine pharmaceutique des formes cristallines métastables de molécules, particulièrement peu solubles dans les milieux aqueux.

Comme nous l'avons dit plusieurs fois, \(G\) est une fonction de \(T\) et \(P\), soit \(G\left(T,P\right)\). Nous avons supposé en établissant les expressions de \(H\) [12], de \(dG\) [13]et de \(dU\) [14], que la pression était constante. En fait pour avoir une connaissance réelle de la stabilité des formes les unes par rapport aux autres, il faut généraliser ces formules en y introduisant la pression. On étudie ensuite, dans l'espace affin tridimensionnel \(\{G,T,P\}\), comment les surfaces se positionnent les unes par rapport aux autres. Le critère de stabilité reste identique : c'est la surface \(G\left(T, P\right)\) la plus basse en énergie qui définit la forme thermodynamiquement la plus stable dans la zone \(P,T\) considérée. Comme il n'est pas aisé de travailler dans trois dimensions, on préfère projeter les surfaces de plus grande stabilité dans le plan \(P, T\). On retrouve ainsi le diagramme unaire[15] (puisqu'un seul composant chimique) du corps pur présenté en début de ce chapitre.

La figure qui suit récapitule les deux approches possibles d'étude de la thermodynamique du polymorphisme.

Étude thermodynamique des systèmes dans les représentations P=P(T) et G=G(T) | | Informations complémentaires...Informations
Étude thermodynamique des systèmes dans les représentations P=P(T) et G=G(T)Informations[18]

Seule l'approche \(\left(P, T\right)\) est rigoureuse et devrait être privilégiée. Nous l'aborderons plus loin de façon succincte. Pour introduire les notions clés de systèmes polymorphiques énantiotropes et monotropes, nous l'aborderons à travers l'approche \(G=G\left(T\right)\), plus simple à présenter, mais en gardant en mémoire ce que nous venons de dire plus haut.